Les Bleus racontent comment ils appréhendent les ultimes et cruciales secondes à passer sur le pas de tir. La preuve par l’exemple, dimanche 13 février, lors des poursuites olympiques.
Par Nicolas Lepeltier(Zhangjiakou (Chine), envoyé spécial)
Cinq cibles de 11,5 cm de diamètre. Cinq balles dans le chargeur de la carabine pour « blanchir » ces disques noirs distants de 50 mètres. Mais un cœur qui bat à 180 pulsations par minute et des jambes brûlées par l’acide lactique produit par plus de trente minutes d’efforts à ski… Le passage sur le pas de tir au biathlon est un exercice paradoxal et, surtout, de forte tension. Encore plus dès lors qu’il s’agit de tirer une dernière balle qui peut être synonyme de sans-faute et de possible victoire, mais que l’on sent le souffle haletant d’un adversaire à ses côtés et que résonnent les cris du public.
Cette situation, Anaïs Chevalier-Bouchet l’a vécue sur la mass start (départ groupé) du Grand-Bornand (Haute-Savoie) en décembre 2017. La biathlète française était à la lutte pour le podium avant d’aborder le dernier tir. Elle se souvient : « Je sors la dernière balle, Justine [Braisaz-Bouchet] gagne et je fais sixième. Si je ne la rate pas, je pense que je suis juste derrière elle. » Julia Simon garde, elle, en mémoire une expérience douloureuse aux championnats du monde d’Antholz-Anterselva (Italie), il y a deux ans : « J’étais à 18 sur 18, et puis je finis à 18 sur 20, ça m’avait non seulement coûté la victoire mais aussi le podium. »
A chaque fois, les deux jeunes femmes ont été trahies par des pensées parasites au moment d’appuyer sur la gâchette. Des pensées que tous les biathlètes, sans distinction, ont éprouvées au cours de leur carrière. Comme Emilien Jacquelin aux Mondiaux de Pokljuka (Slovénie), en février 2021. Le « Lucky Luke » du biathlon français arrose à tout va, lors du deuxième tir couché de la mass start : cinq balles, cinq erreurs. Le Dauphinois finira la course en larmes, bon dernier.
Chacun sa méthode
Comment surmonter ce moment de la course où le mental prend le pas sur le physique et l’aspect technique ? Il n’y a pas de recette miracle, chacun sa méthode. Pour Julia Simon et Simon Desthieux, il s’agit de se raccrocher à un point technique de leur tir, de se focaliser sur le doigt, la visée, la façon dont ils vont « entrer » dans la cible. « Et j’y pense à chaque balle pour ne pas sortir de mon tir », glisse Julia Simon, la biathlète des Saisies (Savoie).
Quentin Fillon Maillet et Emilien Jacquelin ont leur truc à eux : ils se concentrent sur leur respiration. « J’essaie de travailler sur la relaxation, l’hypnose pour apprendre à mieux me connaître », explique le premier, qui parfois tire six balles à l’entraînement pour démystifier la cinquième. « La respiration, ça me remet dans l’instant présent et me fait oublier l’enjeu », complète le second, dauphin de « QFM » au classement de la Coupe du monde.
Pour Anaïs Chevalier-Bouchet, la solution c’est l’attaque. « Quand j’arrive en tête sur un dernier tir, je suis en mode automatique. Je m’installe et je repars du tapis. Je ne me rappelle pas ce que j’ai fait », débite celle à qui les entraîneurs ont parfois reproché de tirer un peu trop vite. Chez les jeunes, son entraîneur lui martelait que « la dernière balle, on la met ». Depuis, « c’est quelque chose qui me tourne dans la tête tout le temps ».
« Tu perds ta lucidité »
Se préparer à l’exercice si particulier de la dernière balle n’est pas facile. Patrick Favre, le coach de tir de l’équipe hommes, essaie de les mettre en difficulté à l’entraînement. « Des fois, je leur dis : “Allez c’est le dernier tir, si tu le mets, c’est la gagne. Si tu ne le mets pas, tu as gâché ta course.” »
Anaïs Chevalier-Bouchet explique, de son côté, travailler les dernières balles avec des intensités de tir différentes, rapides ou plus posées. « Le but, c’est de sortir de sa zone de confort et d’avoir les clés pour, dans une situation de stress, savoir la gérer. » Rien de pire, enrage l’Iséroise, que de prendre son temps pour un dernier tir et de le manquer.
Mais tous les biathlètes de l’équipe de France l’admettent, il est vain de vouloir reproduire à l’entraînement des situations avec une pression et des émotions aussi fortes qu’en course. Patrick Favre avance une explication à cette « psychologie de la dernière balle » : « C’est parce que tu ne restes pas concentré sur ton dernier tir, tu penses à la gagne et tu perds ta lucidité. Au lieu de penser aux dix-neuf premières balles que tu as mises dans la cible, tu te dis que tu ne dois pas manquer la dernière », professe, avec son accent du Val d’Aoste, le placide coach de nationalité italienne.
S’il y en a un qui ne contredit pas le diagnostic du docteur Favre, c’est Simon Desthieux. Le biathlète du Bugey (30 ans) a laissé filer un paquet de victoires – et de podiums – sur des dernières balles manquées. Il a dû attendre la 243e course de sa carrière, pour ressentir le vertige de la plus haute marche. Aujourd’hui, il assure gérer « de mieux en mieux » cette situation à fort stress : « J’ai plus d’expérience. »